Article du:
http://www.sap-pos.org/txt-fr/2006/janvier/russie%20avant%20garde.htm
Par Anne Gersten
Article publié dans la gauche n°18, décembre 2005
L’avant-garde russe ou Futurisme russe (plus restrictif) désigne une série de mouvements artistiques qui voient le jour en Russie dès l’aube du XXe siècle. Ce sont le néo-primitivisme, le Cubofuturisme, le Rayonnisme, le Suprématisme, le constructivisme et le Productivisme. Dans tous les domaines de la création une profonde remise en cause secoue le monde de l’art dans la Russie pré-révolutionnaire. Liberté, originalité, inventivité culminent avec la Révolution victorieuse pour s’éteindre brutalement avec l’arrivée de Staline au pouvoir. Mais les idées les plus modernes et les plus audacieuses qui explosèrent dans ce moment unique de l’histoire franchirent le “mur” et marquèrent de façon décisive tout l’art du XXe siècle.
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Les événements politiques, la défaite dans la guerre russo-japonaise (1904/1905) et la Révolution russe de 1905 qui s’ensuivit avaient entraîné une crise de valeurs, une volonté d’émancipation ainsi qu’un climat de révolte contre l’ordre établi. C’est au même moment qu’une véritable révolution, plus esthétique qu’idéologique au départ, éclatait dans le milieu artistique. Sans se mêler directement à la politique, les artistes novateurs, eux aussi rejetaient résolument le conservatisme et l’effet sclérosant du poids de la tradition.
À l’instar du Futurisme italien mais plus vaste que lui, le Futurisme russe est un credo anti-passéiste résolument tourné vers le futur et le monde moderne. Mais le terme de Futurisme russe n’existait pas encore en 1905 et moins encore celui d’Avant-garde qui fut donné postérieurement, l’empruntant au vocabulaire politique marxiste, lui-même issu du vocabulaire militaire.
Même si la révolution esthétique abolissant quatre siècles d’académisme renaissant précédait la révolution politique, dès 1917 elle lui emboîtait le pas dans sa lutte pour renverser tout autant de siècles de tsarisme asservissant et créer un monde nouveau. Et si l’identification réelle entre révolution artistique et révolution politique fut mise en avant a posteriori, après octobre 1917, elle fut toutefois consacrée par la création en 1922 de la revue et du groupe L.E.F. (Lievy Front = de gauche) dont les objectifs furent de mettre l’art au service de la Révolution, sous la houlette du poète V. Maïakovski et du peintre A Rodtchenko. Même si ce n’est pas la révolution politique qui est la cause de l’émergence des courants artistiques novateurs, le climat révolutionnaire a dû vraisemblablement contribuer au bouillonnement des idées et à l’imagination créatrice.
Les premières révolutions esthétiques
Dans la première décennie du XXe siècle, les contacts et échanges (salons, expositions, collectionneurs) entre Paris et Moscou sont fréquents et, de Gauguin à Matisse, de Cézanne à Braque et Picasso, les audaces du Fauvisme et du Cubisme sont accueillies à bras ouverts par la jeune génération moscovite. L’effervescence est grande: débats d’idées et scandales se multiplient face à l’éternelle confrontation entre Anciens et Modernes. La venue à Moscou du fondateur pamphlétaire du Futurisme italien, F.T Marinetti devait... mettre le feu aux poudres ! Mais à cette époque, les relations entre Moscou et l’Occident allaient se rompre et la Russie continuerait seule, de son côté, sa révolution artistique et politique.
L’avant-garde russe se caractérise essentiellement par la “découverte” de l’art abstrait. Excepté Piet Mondrian (Hollandais), les pionniers de l’abstraction sont trois peintres russes, W. Kandinsky, K. Malevitch et M. Larionov. Mais, avant de franchir ce pas décisif, la modernité passe par le Néoprimitivisme. Des thèmes populaires y sont traités en formes denses et simplifiées cernées de traits noirs et couleurs vives posées en aplats d’une intense expressivité. Par ailleurs, synthèse des principes esthétiques du Cubisme et du Futurisme, le Cubofuturisme aux formes toujours plus synthétiques devait également ouvrir la voie à l’abstraction.
La naissance de l’art abstrait
“J’ai compris, déclare W. Kandinsky, que le sujet n’était pas nécessaire à ma peinture et même qu’il lui était nuisible “ (1913). C’est en référence à cette “révélation” que W. Kandinsky passe pour l’inventeur de l’art abstrait. Pour lui l’art doit être l’expression d’une “nécessité intérieure” que seules. formes, lignes et couleurs peuvent exprimer.
M. Larionov part d’un autre postulat: la surface picturale doit fonctionner comme fonctionne la nature, librement, avec ses lois propres. Donc, la peinture ne peut plus être non plus la re-présentation de la nature. M. Larionov peint de manière “organique”. Il fait jaillir sur la toile ce qui nous révèle l’existence des choses: leur rayonnement lumineux (l’objet n’existe que par la lumière qui nous en révèle la forme et les couleurs). Un tableau de M. Larionov est le choc, la rencontre, la pénétration des rayons lumineux qui émanent de toutes choses. Dès lors, radicalement “sans objet”, sa peinture qu’il baptisa Rayonnisme, se résume à l’expression d’un rythme coloré.
Le Suprématisme
C’est le nom donné par K. Malevitch lui-même à son art abstrait. Mais pour lui, il ne s’agit pas d’abstraire, de dépouiller le contenu d’une réalité, il faut trouver le sens réel de la peinture dans la peinture en tant que telle et non dans sa fonction de représentation. La négation de l’objet par K. Malevitch vise à remonter à l’origine même de l’être, au degré zéro de l’existence. Sa quête est d’ordre métaphysique. Picturalement, c’est “la plus grande économie de moyens” que Malevitch appelle “la 5e dimension”, qui permettra d’y prétendre. La peinture sera donc réduite à la seule couleur et d’abord au noir et au blanc, c’est-à-dire à l’absorption complète de la lumière (le noir/néant) ou, à l’opposé, à la diffusion de la lumière et sa synthèse-couleurs (le blanc/infini). C’est ainsi que naissent les deux oeuvres majeures de K. Malevitch aux deux pôles extrêmes: d’un côté le “Carré noir”, c’est-à-dire le “zéro”, le “rien”. La forme, minimale (le carré), et le noir (absence de lumière) étaient le moyen le plus économique d’en matérialiser l’existence invisible. De l’autre côté, explorant au-delà du zéro les espaces du “rien”, il débouche sur l’abîme de l’être. C’est le “Carré blanc sur fond blanc” qui révèle l’espace de “sensation” du seul monde réel, le “monde sans objet”, là où le réel est dépassé pour qu’apparaisse ce qui le transcende. Entre ces deux extrêmes, K. Malevitch peint une série de tableaux suprématistes colorés.
Le “minimalisme” de cet art “sans objet” est le fruit d’une expérience profondément spirituelle hostile à tout matérialisme. On ne peut évidemment pas séparer la réflexion philosophique de la peinture de K. Malevitch, qu’il baptisa de Suprématisme et le définit comme étant “la suprématie de la pure sensibilité en art”. Convaincu par ailleurs, que l’art s’inscrit à part entière dans la vie et que le Suprématisme peut s’étendre à toutes les disciplines de l’activité humaine (économique, politique, culturelle, religieuse), au lendemain de la Révolution, il s’engage pleinement dans les réformes culturelles. Il abandonne alors la peinture pour l’enseignement. Mais trop attaché à la valeur spirituelle de l’expression artistique, il n’emboîtera pas jusqu’au bout le pas à ses deux grands principaux “concurrents” plus radicaux que lui, V. Tatlin et A. Rodtchenko. K. Malevitch fut cependant à la tête d’une “Ecole suprématiste” dont les créations débouchèrent sur de multiples applications pratiques avant et après 1917, surtout dans le domaine du théâtre, mais aussi du design et du textile. Citons quelques noms : I. Klioune, L. Popova, O. Rozanova, A. Exter, I. Pougny.
A suivre...
La Russie à l’avant-garde. 1900-1935.
Palais des Beaux-Arts, rue Ravenstein, Bruxelles.
Jusqu’au 21/02/06.
info: 02/507 8595
http://www.europalia.be